j'écris d'en bas, de la partie effondrée de l'espagne (article)
En 2008, enceinte de huit mois, l’écrivaine espagnole Cristina Fallarás a été licenciée par le journal où elle travaillait comme sous-directrice. C’était le début du commencement de la débâcle d’un pays où sombrerait une grande partie de ses concitoyens. En novembre 2012, Cristina a reçu une lettre de la banque : pour cause de non-paiement, celle-ci a démarré une procédure d’expulsion. La lauréate du prix Hammett 2012 du meilleur roman policier en langue espagnole décrit ici cette chute : «Raconter nous sauve», dit-elle, et elle détaille l’angoisse de ceux qui sont broyés par le système. Après avoir dû rendre les clés de son appartement le 25 juin, elle est aujourd’hui provisoirement hébergée chez un ami.
Je m’appelle Cristina Fallarás et je suis devenue l’expulsée la plus médiatisée d’Espagne. J’aurais préféré parler d’autre chose, mais l’époque et le pays imposent ce genre de sujet. Le mardi 13 novembre de l’an dernier, à 19 h 40, quelques heures avant le début de la deuxième grève générale de l’année en Espagne, un individu de la 20e chambre de Barcelone a sonné à la porte de mon appartement de la place Universidad. On entendait déjà les hélicoptères de la police, et les pétards des premiers piquets de grève qui mettaient toujours chez nous un petit air de fête. A l’instant précis où mon fils Lucas a ouvert la porte et dit «Maman, c’est un monsieur», j’ai cessé, je ne sais pas encore pour combien de temps, d’être écrivaine, journaliste et éditrice, pour devenir une expulsée qui pouvait témoigner par écrit, et argumenter devant une caméra. Un récit en direct, à la première personne, c’est pratique et ça fait mouche. La Sainte Trinité du journalisme : objet, sujet et analyse, trois en une.
Maintenant, lecteur, imaginez un terrain aussi grand qu’un pays, une surface genre pampa.
Arrêtez tout et allez-y, imaginez.
On y est ? Bon, alors regardez cette crevasse énorme, implacable et brutale, comme creusée par l’ongle d’un dieu déchirant la terre, elle coupe cette surface en deux. De la crevasse émane une haleine glacée, celle des Parques. Regardez encore : non moins soudainement une de ces deux parties (décrétons, pour des raisons sentimentales, qu’il s’agit de la partie gauche) s’effondre dans l’abîme et s’immobilise, suspendue dans le noir, entraînant tous ses habitants dans sa chute, stupéfaits, ahuris. Et rongés par la culpabilité.
L’autre partie de cette terre que vous avez imaginée, et que nous appellerons Espagne, est restée en haut, craignant d’encourir le même sort, l’attendant même, mais sous une forme moins grave : coupes claires dans les domaines de la santé, de l’aide sociale, des droits récemment acquis par les femmes, baisses de salaire… Leur mécontentement est compréhensible. Mais, en moins de temps que n’a mis le pays à déclarer que sa démocratie était aussi indestructible que frimeuse, les habitants du bloc effondré se sont vus privés de tout. Pour les rognures dont on a privé ceux d’en haut, ils donneraient volontiers santé et avenir.
J’écris d’en bas, de la moitié effondrée. Il y a tellement longtemps que je vis dans le noir que mes yeux se sont habitués à cette obscurité, et je distingue nettement les nouveaux arrivants. En 2009 et 2010, deux millions de travailleurs ont rejoint les rangs des chômeurs. Ceux-ci ne touchent plus rien, l’allocation n’étant accordée que pour deux ans en Espagne. Et depuis 2011, des centaines de milliers de licenciés nous rejoignent. Nous les voyons tomber, nous leur faisons de la place. Nous savons, eux comme nous, que c’est inévitable.
D’ici, on distingue à peine ceux qui sont restés en haut, il faut faire un effort de mémoire. Nous savons comment ils vivent, ce qu’ils mangent, ce qu’ils achètent, comment ils s’habillent et se déplacent, parce que nous y étions encore il y a peu. Mais la misère impose ses oublis, et je crois que cela nous sauve un peu. Ceux d’en haut, en revanche, ne nous regardent pas. Ils ne le peuvent pas. Il reste les journalistes, les informateurs qui essaient en vain de raconter la pauvreté, les expulsions, le pourquoi de ce suicide. Comment le pourraient-ils ? Si on ne vous a jamais coupé l’électricité, l’eau, ou les deux, votre idée de la misère, c’est du toc. Voilà pourquoi je peux vous être utile aujourd’hui. C’est l’expulsée qui raconte.
Bien sûr, je suis étonnée d’être là, en bas. Une expulsion est une procédure très longue qui commence par un licenciement, mais qui vous prend de court : comme si vous vous retrouviez tout nu. Tout nu, au cœur de cette grande avenue qu’on parcourait à l’aube en taxi, écroulés de rire, éméchés. Tous les jours, vers 6 heures du matin, la radio de ma table de chevet s’allume, et une expression me balance un coup de poing et me propulse sous la douche : gagner sa vie. La vie, tu ne l’as pas, en effet, tu dois la gagner. Et si tu ne gagnes pas ta vie, tu la perds ? Et tous les jours ça me cueille par surprise, toute nue.
J’avais écrit «cela peut arriver à n’importe qui». J’avais écrit «mes enfants vivent sous le seuil de pauvreté». Et le 25 janvier 2012, dans le journal El Mundo, j’avais aussi écrit «je suis à louer».
«Femme caucasienne de 43 ans, journaliste, écrivaine et éditrice. Taille : 1,69 m, 60 kilos, rousse décolorée, yeux bleus. Etudes universitaires, vingt-cinq ans de carrière journalistique et d’expérience professionnelle dans quatre journaux espagnols, quatre chaînes de radio et trois de télévision. Six livres publiés, dont quatre romans. Trois ont été primés. Expérience dans l’organisation de rédactions, d’équipes de travail, de campagnes de communication, de création de pages web, de préparation du pot-au-feu madrilène et de lectures de Gil de Biedma. Capacité pour écrire, disserter sur la littérature, la politique, l’économie, la cuisine, le sexe, la violence, l’édition, la famille et ses difficultés, le chômage, le crime, le syndicalisme et les peines, au sens large.
Elle est à louer pour : penser, s’occuper d’une maison, même si cette mission inclut la récolte des choux. Ecrire toutes sorte de textes, fiction ou pas, correspondance comprise. Mission qui implique que je renonce à la signature si on l’exige […]. Sortir les animaux ou les personnes, de préférence les personnes. Ce service inclut la conversation. Préparer des actions d’obéissance ou de désobéissance publique ou privée.
Tout service qui vous intéresse et qui ne figure pas dans cette liste sera étudié avec bienveillance.
Tarifs à négocier. Si intéressé, s’adresser à cristinasealquila@gmail.com. Pour coït, fellation, strip-tease ou assimilé, s’abstenir.»
La plupart des réponses, en dépit de mes injonctions, étaient des demandes de services sexuels, parfois très imaginatifs. Mais presque personne n’a pris ma proposition au sérieux. Pourtant elle était vraie, comme tout ce que j’écris et publie dans le journal. Elle était vraie comme le courant coupé un mois plus tard, aussi vraie que les pièces de monnaie comptées pour acheter le lait du petit déjeuner. Mais ce genre de choses, il faut les avoir vécues pour les comprendre, pour en être conscient. Moi, je croyais être consciente, et pourtant l’avis d’expulsion que m’a remis ce type, m’a fait l’effet d’un bloc de glace qui a activé un ressort en moi et m’a mobilisée. Nue et terrifiée, mais : il faut énoncer. Enoncer la peur, formuler l’angoisse, raconter la culpabilité.
Je m’appelle Cristina Fallarás, l’expulsée qui raconte, et exactement quatre ans avant ma décision de raconter, par un matin tiède de novembre, à 10 heures, précisément le lundi 17 novembre 2008, le directeur du journal dont j’étais la sous-directrice, m’a licenciée. Enceinte de huit mois. A ce moment-là, l’Espagne avait 2 500 000 chômeurs - nous trouvions que c’était une horreur, quelle dérision -, et les augures les plus perspicaces prédisaient que cette crise larvée se prolongerait jusqu’en 2010, peut-être jusqu’au début 2011. Allons donc, répondions-nous en chœur, une crise ne peut pas durer aussi longtemps ! Le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero parlait de «premiers bourgeons», qu’on avait touché le fond et que tout allait bientôt refleurir. Peu après, le socialiste injecterait des milliards d’euros dans les banques espagnoles. De l’argent public.
C’est par là qu’a commencé mon expulsion. Par mon licenciement. Dans le courant du mois de novembre dernier, El País a licencié 129 journalistes. Je me rappelle avoir pensé : chair à expulsion, allons, descendez, il y a de la place. En tant que vétéran, je sais quelles sont les étapes à venir. A savoir : première étape. J’ai de la valeur, je suis une grande professionnelle. J’ai mes indemnités, une jolie somme, et mes allocations de chômage. Au moins un an et demi. Je prends deux mois pour souffler et avaler la couleuvre. La première étape dure au moins un an.
Deuxième étape. J’arrive en fin de droits, nous n’aurions pas dû faire ce voyage. Nous allons rogner sur la nourriture, les vêtements. Priorité aux enfants : qu’ils ne s’aperçoivent de rien. Je dois monter quelque chose, un cabinet de consultation, une petite entreprise, une agence de communication. Je vais investir ce qui reste de mes indemnités pour assurer l’avenir de ma famille. Salopards de politiciens. La deuxième étape couvre toute la deuxième année.
Troisième étape. Les enfants, pas de vacances cette année. Chéri, on liquide la voiture. Ah, merde, l’argent du chômage n’a pas duré longtemps. Désormais, uniquement les marques les moins chères, et le riz à volonté pour les adultes, mais pas de vêtements. La petite entreprise n’a encore rien donné, comment pourrait-elle être rentable en quelques mois ? Et si je n’étais pas une si bonne professionnelle ? Et pourquoi mon compagnon ne trouve-t-il pas de boulot ? Il se laisse aller, peut-être. J’ai besoin de cachets. Si je croise un politicien dans la rue, je lui casse la gueule. Ou alors c’est l’employé de ma banque qui écopera. Si on m’appelle encore pour le retard du loyer, j’explose. Il me faut des cachets. La troisième étape couvre les deux premiers tiers de la troisième année.
Quatrième étape. J’ai besoin de cachets plus costauds. Des mois de retard pour payer le loyer, l’eau, le gaz. La banque ne me répond plus. Chéri, la viande, c’est pour les enfants. On dirait que je vieillis plus vite que l’éclair ! Plus personne ne m’appelle. Je descends au supermarché, toi, occupe la caissière pendant que je cache le dentifrice et des lames de rasoir sous ma veste. La quatrième étape s’achève par l’expulsion. Ce qui restera de vous relève désormais de la statistique.
Revenons sur cet instant où tout a basculé. «Maman, c’est un monsieur.»Pendant que les hélicoptères ajoutent leur bande-son à la grève générale imminente, que je pose les paperasses du tribunal sur une table et m’apprête à écrire un article pour le site d’El Mundo - il faut raconter, énoncer est une nécessité, énoncer nous sauve -, destiné à mon blog, mais qui a occupé la page d’accueil pendant trop longtemps, toute la journée. Il s’intitulait «Mon expulsion est arrivée».
Le matin, quand je travaille seule à la maison, je n’ouvre pas la porte. Les portes du matin ouvrent toujours sur de mauvaises nouvelles. Mais les portes de 19 h 40 amènent en général des amis ou un voisin.
Quand je me retrouve face au type sur le palier, je sais ce qui l’amène.
«Je vous apporte une notification du tribunal.
Sous son bras droit, une liasse épaisse. Sa main gauche me tend un papier.
- C’est l’ordre d’expulsion ?»
Je l’attends depuis un certain temps, depuis que la banque m’a dit que si je voulais savoir où en était mon crédit je n’avais qu’à contacter les services juridiques. Quand on entend la banque parler de «services juridiques», on sait que l’affaire a été transmise à un secteur où les termes sont différents. C’est une sensation qui rappelle celle des adolescents quand ils sont confrontés aux «affaires des grands». Ils devront les vivre. Ils les entendent, mais l’essentiel leur échappe.
«Heu, plus ou moins - le type hésite. Vous devez vous présenter au tribunal et signer ça.
- Et si je ne signe pas ?
- Ça reviendra au même.
On entend les premiers pétards qui chauffent une grève générale qu’un esprit éclairé, a qualifiée de «grève politique», comme s’il pouvait en être autrement.
- Les enfants, filez au salon.»
Je signe tout et je m’empare de la liasse. Tribunal de première instance numéro 4, Barcelone, 111, Gran Via de les Corts Catalanes. Procédure d’exécution de la garantie hypothécaire xxx/2012 Section 2 C. Partie requérante Banco Bilbao Vizcaya Argentaria, SA. Procureure Irene Sola Sole. Partie débitrice Cristina Fallarás Sánchez. Les noms du requérant et de la procureure sont écrits en majuscules, le mien en minuscules.
Et soudain Facebook et Twitter sont pris de folie, les radios et les télévisions aussi, et tout le monde me cherche. Le téléphone sonne. C’est le producteur d’une émission du soir. Un maximum d’audience.
«Salut, Cristina, nous avons lu ton histoire et nous voudrions t’inviter à l’émission, au débat.
- Je suis justement à Madrid pour participer au festival Eñe de littérature.
- Il faudrait que tu sois au studio à 8 heures du soir.
- C’est impossible, je finis ma table ronde à cette heure-là. En réalité, tout est difficile, car en plus je n’ai pas de billet…
- Peu importe. On t’envoie un taxi, on te paie une nuit d’hôtel, je t’expédie un billet.»
J’arrive dans les studios de la chaîne privée. On me fait asseoir avec deux couples. Le plus âgé a dans les 70 ans. Elle s’inquiète pour sa coiffure et lisse sa robe d’un geste nerveux, elle est de l’autre côté de l’écran devant lequel elle passe des heures et des heures d’une retraite qu’elle avait imaginée paisible. Son mari, un homme qui, malgré son embonpoint imposant et son teint rougeaud de mâle rural incrusté dans la ville, n’existe plus. Par la suite, je verrai une larme discrète couler sur sa joue.
Du côté du couple plus jeune, l’homme a la quarantaine depuis un bout de temps, la femme doit avoir cinq ans de moins. Sur leur visage, l’émotion de se retrouver dans un studio de télévision, un lieu presque divin, se mêle à leur air ébahi.
«Nous sommes expulsés, m’explique l’homme avec son accent andalou. D’abord, on nous a expulsés de chez nous, et maintenant on va expulser mes parents, parce qu’ils étaient les garants de l’achat de notre appartement - d’un mouvement de menton il montre le père. Leur appartement, où ils ont vécu toute leur vie. On se retrouve tous les quatre à la rue, avec les petits. La seule chose qui nous reste c’est ça, passer à la télévision.»
J’ai un choc à l’estomac. Et un choc à la tête. Qui déborde dans les yeux. Soudain, je ne sais plus ce que je fais là, avec ces quatre personnes dont le malheur me semble tellement étranger. «La seule chose qui nous reste, c’est ça.» Comment expliquer que nous ne sommes pas du tout embarqués dans le même bateau ? Comment expliquer cette envie nauséeuse de m’enfuir, d’appeler un taxi, de rentrer chez moi ?
Je cherche désespérément une hôtesse de l’émission. J’ai besoin de savoir qu’on ne va pas m’asseoir sur le sol du précipice absolu, au bord duquel pendent les jambes de ces personnes qui me regardent en se demandant pourquoi je suis venue. Jusqu’à présent, je n’ai pas vraiment compris ce que j’étais. Et le doute me prend : serais-je une expulsée ? Serais-je au nombre de ces centaines de milliers de personnes qui n’ont plus rien ? Est-ce la raison qui m’a amenée jusqu’à cette banlieue madrilène ?
«Excusez-moi, mademoiselle, pouvez-vous me dire ce que je suis venue faire ici ? dis-je à l’hôtesse.
Dans ma voix, un brin d’irritation mal contenue. La jeune fille me regarde avec étonnement.
- Mais… participer au débat ! Vous prendrez place à côté d’untel et d’untel, qui expriment leur opinion et…»
Je me méprise de me détendre, je me battrais, mais je me détends. Je suis une expulsée, comme tant d’autres. Mais je peux encore raconter, et cela me sauve. Et après, quelquefois, je vomis.
Traduit de l’espagnol par Claude Bleton.
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